Archive for April, 2012


Reyzel Berkman : Un carnet écrit avec son sang

Written by author
April 21st, 2012

Reyzel Berkman : Un carnet écrit avec son sang

Reyzele Berkman, aujourd hui Shoshana Privalski, avait fait état au téléphone de ses craintes par rapport à Internet, ce nouveau media inconnu. Elle ignorait que ses documents scolaires et ceux de sa sœur Bat Sheva figuraient déjà sur ce site :
Lors de notre rencontre, le 17 avril, elle reçut donc la copie de ces trois documents qu’elle examina avec une certaine émotion et aussi quelques commentaires teintés d’humour sur les notes obtenues à mi parcours figurant sur le diplôme de la 4e année délivré par le lycée Yavne. « A sheyne meydele bin ikh geven », finit-elle par conclure – j’étais une jolie petite fille.
Un simple bulletin d’école primaire concerne sa sœur Bat Sheva, dite aussi Bebele, reconnue par plusieurs témoins sur des photographies de classe, et dont le nom m’était familier depuis le début de cette enquête. La fille de Reyzele, Dvoyre, se joint rapidement à nous ainsi que sa petite fille Bat-Sheva, nommée d’après sa sœur.

Sa fille me confie qu’elle veut se rendre depuis longtemps à Telsiai, sur les traces de sa famille, et s’enthousiasme pour le travail accompli par ce projet.
Officiellement Reyzl est née en 1924, mais elle s’était rajeunie de 2 ans pour pouvoir entrer au lycée. Son père était shoykhet, abatteur rituel.
Si elle peut reconnaître de nombreux visages, en revanche peu de noms lui reviennent. C’est du reste compréhensible car je lui présente des photographies de classes dont les jeunes filles sont plus âgées qu’elle.
Elle me montre le livre qu’elle a publié en Israël. D’abord nous le feuilletons et elle commente quelques-unes des photographies. La qualité de la reproduction étant très médiocre, on voit mal les visages des jeunes filles qu’elle me montre et je ne mesure pas le caractère réel de ce livre, l’origine de ces mémoires.
Sur une de mes photos, elle rectifie l’identification d’une des jeunes filles, il s’agit d’une des filles Merkin et non de Myriam Bloch. Elle est formelle. Sur une autre de mes photographies, elle reconnaît (en bas 5e au milieu) Rasia Taitz (Tayts). Sur la même photo (en haut 1ère à droite), elle identifie également la 3e des filles Merkin.
Au milieu de la photo se tient un professeur de latin. Elle affirme que l’un deux aurait assassiné des filles juives pendant les tueries, et que celles-ci auraient crié : « Professeur …., pourquoi tirez-vous sur nous ? ». Elle n’est pas sûre du nom de cet homme.
Outre cet épisode déchirant, le caractère crucial du livre de Shoshana se dévoile peu à peu. Elle décrit l’épuisement de sa sœur au moment où elles se décident à fuir le ghetto. Elles ont été prévenues de la liquidation des jeunes filles sous peu. Au moment de gravir la barrière qui approche les deux mètres de hauteur, le sentiment d’abandon gagne tantôt l’une, tantôt l’autre. Elles s’exhortent mutuellement et chacune est tentée de s’effondrer dans la neige et de se laisser mourir plutôt que de fuir en plein décembre.
Durant leur fuite, Shoshana, plus brune, plus juive d’apparence, prend la décision de se séparer de Bat-Sheva, de complexion plus claire, qui peut passer plus aisément pour non-juive. Comment elles on pu s’en tirer pendant toute la durée de la guerre, elle ne le comprend toujours pas. Elle me parle d’une famille Rabinovitch dont tous les membres ont été massacrés dans leur maison.
Enfin Shoshana fait sortir à sa fille Dvoyre d’une grande boîte en carton argentée un manuscrit de grand format 21 par 24, relié dans le sens de la largeur. Il me faut encore un temps pour comprendre. Enfin Shoshana fait amener à sa fille un petit sac à main. Celui-ci contient une petite pochette qui ne la quitte jamais, comme celle où Rosa Portnoi conservait ses trois photos de classe, au fond de son sac.
De la pochette, elle tire un tout petit manuscrit, relié il y a bien longtemps lui aussi dans le sens de la largeur. C’est l’original de la copie en grand format et du livre.

L’écriture est régulière et serrée, soignée, hâtive et parfois délavée et reprise. Le papier manquant, les lettres et les mots se resserrent de plus en plus.

Le journal, me dit-elle, a été rédigé chez la femme lituanienne qui l’a protégée pendant toute la guerre, cachée, nourrie, habillée et traitée comme sa propre fille, au risque de sa vie. Afin de contribuer à son entretien, Reyzl/Shoshana travaillait au métier à tisser.
Lorsqu’elle n’avait plus d’encre pour écrire son journal, elle utilisait parfois la teinture qui servait à colorer les étoffes (du lin probablement. Parfois, à cours d’encre ou de teinture, elle se piquait les doigts et écrivait avec son sang. Elle me montre ainsi des passages écrits au sang qui se sont estompés. Son journal rapporte, au jour le jour, les quatre années de persécution et de peur vécues sous la protection de cette femme chrétienne.
Après la guerre, lorsque Shoshana lui envoyait des colis d’Israël, la femme l’implorait de ne pas priver ses propres enfants pour elle.

Mon grand-père Trotski

Written by author
April 11th, 2012

MON GRAND-PÈRE TROTSKI
11 avril 2012, Tel Aviv, Bat Kama At s’apprête à rencontrer Sonia (Sarah) Toor.

L’une de mes jeunes filles née en 1920, et que je dois interviewer Dimanche, Sonia (Sarah) Toor, me rappelle très troublée.
Après s’être assurée que le père de ma mère se nommait bien Borekh Portnoi et que la famille vivait en face du cimetière de Telz, elle me dit : « Je me souviens parfaitement de cette famille. C’était une maisonnée très pauvre et pleine de petites filles (il y avait à la veille de la guerre 7 filles et un garçon). Ton grand-père, sais-tu comment on l’appelait à Telz ? ».
Je reste interdite, hésitant entre plusieurs souvenirs et autant d’émotions. Rosa Portnoi, qui était intarrissable sur son lycée Yavne de Telz, ne s’épanchait pas sur sa famille, et savait peu de chose sur l’histoire de son père, qui était un orphelin, originaire de Pinsk, et avait deux frères dont l’un avait émigré aux Etats-Unis au début du siècle et l’autre vivait à Ber-Sheva.
« Ton grand-père – dayn zeyde – poursuit-elle, était connu sous le nom de Trotski parce qu’il était éloquent, élégant et professait avec conviction des opinions de gauche. »
Baruch Portnoi avait travaillé aux chemins de fer (Pinsk faisait partie de l’Empire tsariste), et semblait avec sa vareuse et son képi portant un insigne sortir d’un film d’Eisenstein.

La guerre dite soviéto-polonaise et son cortège de pogromes, qui avait fait rage jusqu’en Biélorussie en 1919 et 1920 avait-elle dévoré sa famille ? Rosa parlait d’un oncle, un jeune étudiant de yeshiva, qui avait été fusillé par les soviétiques sous l’accusation d’espionnage. Les Juifs – qui n’avaient pas un goût inné pour la guerre, même révolutionnaire, et lui préférait l’étude – avaient souvent fait les frais de telles violences.
Rien n’indique quand Barukh a quitté Pinsk. En 1921, Rosa, la première-née de huit enfants, voit le jour à Telsiai (Telz)
La santé de Barukh n’était guère brillante et c’est, paraît-il, pour cela qu’il abandonna les chemins de fer pour devenir un bal-hagole, un conducteur de charette, qui ne transportait pas de marchandises mais conduisait les clients à la gare ou sur de courtes distances.
Sonia ne pouvait oublier la pauvreté dans laquelle elle avait trouvé cette famille, dans la maison située en face du cimetière de Telz et à une faible distance du premier emplacement de l’école Yavne. Une image est restée gravée dans sa mémoire et c’est cette image surtout qui l’avait poussée à me rappeler et qu’elle ne pouvait garder pour elle jusqu’à dimanche. Un jour d’hiver, par un froid mordant, elle se rend dans la maison avec Rosa Portnoi et voit qu’une vitre brisée n’a pas pu être remplacée et qu’elle est colmatée par un coussin qu’on a fixé là pour atténuer le froid.
C’est vers cette époque peut-être qu’a été prise cette photo de famille. Pour quelle occasion, je ne sais, mais on y voit la mère de Rosa portant son cinquième enfant, et les petites filles au regard un peu perdu dans leurs robes parfois trop grandes, et Nekhemie, le petit dernier assis sagement. Les yeux de Barukh fixent sereinement l’appareil.

Dans son costume trois-pièces bien coupé, il pense peut-être à l’avenir de ses filles. C’est lui qui encouragea sa première et celles qui suivirent à acquérir une solide éducation. Rosa, quant à elle, désirait fréquenter le Gymnasium Yavne après l’école élémentaire, et suivre les cours réputés de son directeur, le Dr. Rafael Holsberg-Etsyon, mais l’année même où elle intégra le lycée, à la rentrée scolaire de 1933, celui-ci se mit en route pour la Palestine. Barukh avait l’habitude d’aider sa fille dans les matières scientifiques et de la gratifier d’une pièce de monnaie pour chaque bonne note.
Rosa parlait de son père comme d’un homme pieux, mais sans doute a-t-elle effacé de sa mémoire les tensions qu’elle a dû ressentir entre sa très religieuse éducation au lycée Yavne de Telz et ce père aux idées de gauche très arrêtées et hautement revendiquées. La Lituanie indépendante qui glissait lentement vers un régime autoritaire sous la présidence de Smetana laissait encore une petite place et la vie sauve à ce supposé émule de Trotski.

Written by author
April 5th, 2012

Each face in its utter singularity

Michael Gottsegen, Ph.D.
Department of Religious Studies,
Brown University

Each face in its utter singularity, eyes meeting mine, imploring, asking, putting me into question. My comfortable world is punctured, my ease, my present, my future, are called into question by the past which becomes strangely present in each of these faces. Indeed my time is displaced by the time of the other, and though that other’s time, as measured by clocks and calendars, expired long ago, beholding, and being held fast by, the singular face which looks at me straight on, my own easy relation to time is undone, as I am undone.

students of Gymnasium Yavne, Telz Lithuania, around 1936

How does one look at these faces which look back, which look ahead untroubled by a future which would doom them all and come to trouble us profoundly? If one takes in these photos as ensembles, as period portraits, as generalized symbols of what was lost, then one might become nostalgic, respectful, elegiacal — without being especially troubled by the individual faces which in their utmost singularity implore and demand a singular answer from each of us who permits the other’s claim to register as such. Even if only regarded as a collective portrait, these pictures are still poignant historical artifacts which have much to tell us about a vanished world whose loss we feel compelled to mourn. But if we permit ourselves to be interrogated by these faces in their individual particularity, something deeper still comes into focus: a moment in which we are elected and compelled to respond with all that we are and with all that we have to the charge conveyed by the last glimpse of a life that is irreducibly unique and at the same time is shadowed by a disaster which is about to cut it short.

Levinas, in writing of the face, acknowledges that the height and uniqueness of the other, which is especially signified in the other’s face, is not only signified there. Thus he speaks of the face being sensed in the line of the other’s shoulder or neck or torso. In viewing the documents gathered together on Bat Kama At? I was reminded of this broader conception of the face when I came upon the signatures of the students of Yavne Schools of Telz which struck me as even more singular and as even more poignant than the faces in the photographs. In a different way, perhaps, each signature is even more expressive than the faces in the group photos of the intangible uniqueness of each of the girls. Each signature is different – one more firm, one less so; one more rounded, one more angular; one more graceful, one more emphatic. But just as the ethical point of the face to face relation is missed if the relation to the other becomes an exercise in prosography, so too is it missed if the relation to the other’s handwriting becomes an exercise in graphology. Rather the ethical point with respect to the other’s face and signature is not what they are as objects, which we might characterize and which in their objectification affirm us as subjects, but what they signify individually as expressions of the other’s irreducible uniqueness which demands something from each one of us as they call into question our own unreflective self-absorption and summon us as singularities ourselves to respond deeply, ethically, individually to the question posed by the singular face that challenges us. There is a shock or surprise in such an encounter which recalls Jacob’s utterance to the effect that “God was in this place but I did not know.” But having met the face of God in the faces of the others whose gaze meets our own when we look upon these photographs, or upon these signatures, we emerge changed, different from who we were before, and charged to act differently, to act better in the world of the present, to pay it forward, as it were, because we cannot give back, at least not in a direct way, to the girls of Telz whose lives are forever captured in these photos. And for having brought these photos to light, and for having brought these young women to our attention, we are greatly indebted to Isabelle Rozenbaumas, daughter of the daughters of Telz, who has retrieved these still glowing embers from the ashes.


Michael Gottsegen, Ph.D.
Department of Religious Studies,
Brown University