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Double fidélité et double trahison

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April 15th, 2015

Double fidélité et double trahison

Présentation des mémoires Moishé Rozenbaumas, L’Odyssée d’un voleur de Pommes, par Isabelle Rozenbaumas
La Cause des Livres, 2004.

 

Ce livre est l’aboutissement d’un long processus d’écritures, d’écritures au pluriel. Comme Moïshé vous l’a dit, il a pris sa plume en 1994. Le texte que je lisais pour la première fois à l’été 1997, à Berkeley, en Californie, était rédigé en yiddish. Il possédait déjà – la division des chapitres en moins – la construction du texte publié aujourd’hui par la Cause des Livres. Et j’y reconnaissais le récit pensé, soupesé et tenu d’un homme qui s’était frotté à l’histoire avec un grand h.

Assez rapidement, j’entrepris une traduction d’une vingtaine de pages du manuscrit qui, tout en paraissant presque acceptable, me mettait mal à l’aise. Quelque chose comme « mon style » y était perceptible. Mon premier élan fut donc interrompu aussi bien par cette inquiétude que par d’autres travaux de traduction. Quand je reviens à cette tâche, vers 1999 ou 2000, Moïshé avait repris sa plume et traduit son propre texte, à sa manière, en l’amendant, et dans un français que j’appellerais ici « la langue de mon père », TATE LOSHN. Je ne reviendrai pas sur les traits distinctifs de ce second original que j’ai tenté de caractériser dans une post-face.

Toujours est-il que j’avais en face de moi non plus un texte mais deux, l’original yiddish et sa traduction par Moïshé. Ma fréquentation du yiddish, sous la férule bienveillante de maîtres exigeants, n’avait que confirmé à mes yeux la canonicité de tout original yiddish. Que dire alors de la canonicité d’un texte écrit par Moishé lui-même en yiddish, auquel je soupçonnais quelque inspiration métaphysique ? Que dire encore de l’écart qui s’était installé entre l’original yiddish et sa déclinaison par l’auteur lui-même, tout inspiré qu’il fût ? Lorsque je me remis au travail, c’est-à-dire à la réécriture de cette translation dans la dite « langue de mon père », le TATE LOSHN, j’étais à la fois consciente des exigences de la fidélité au premier comme au second original – au Premier comme au Second Temple – et accablée par une certaine opacité qui avait au cours du processus de translation rendu le texte plus impénétrable. La « langue de mon père » était désormais une langue cryptée. Et en tant que telle, elle exigeait une interprétation autant qu’une traduction. Comment dès lors, sous la menace d’une double trahison, mettre en œuvre l’impératif d’une double fidélité ?

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Je pris le parti, dont j’assume à postériori qu’il s’agit d’un postulat théorique sur cette traduction, sinon sur la traduction en général, de considérer que le travail d’interprétation, conduit en étroite connivence avec Moïshé, assurait la fidélité au texte yiddish. Semaine après semaine, nous avons décousu, retourné et ourlé chaque phrase. J’apprenais au côté de Moïshé le métier de retoucheur, puis de tailleur et peu à peu les rudiments de la haute couture. Aucune tournure, aucune reprise, aucun raccommodage ni stoppage qui ne fût validé dans son sens et son aspect, dans ses finitions, par Moïshé. Comme il l’a écrit, « je savais qu’Isabelle me comprendrait, car s’il le fallait, je pourrais lui expliquer en yiddish ». C’est cette étape interprétative qui à mon sens établissait sur des fondations légitimes la fidélité au texte yiddish original.

Dans ce travail d’écriture, j’avais été attentive à ce que nous faisions au français. J’avais même parfois été troublée de l’exotisme, de la yiddishkayt, voire des barbarismes qui avaient ainsi émaillé la langue. C’est dans une ultime étape réalisée sous l’impulsion amicale et parfois sévère de notre éditrice, Martine Lévy, que je compris que le sel de ce texte et le sens de cette vie avaient besoin de cette impolitesse faite au français. Ainsi, je regrette aujourd’hui d’avoir trahi des générations de coupeurs modélistes immigrés d’Europe de l’Est en ne maintenant pas le mot de « patronage » au prétexte qu’en français, on parle de « patron » pour désigner le modèle réalisé en papier ou en toile, préparant à la coupe définitive d’un vêtement. Seuls contre les sectateurs de Larousse et de Littré, contre le Bon Usage, nos pères et nos grands-pères, façonniers et tailleurs, coupeurs et modélistes, continuaient imperturbablement à dessiner leurs patronages.

Tout comme la transmission exige des formes de trahison, la fidélité implique une certaine impolitesse, et Dieu sait qu’en France autant que dans la langue française, l’élégance de cette impolitesse est un fil sur lequel le traducteur ne se promène pas sans risque. Déplacée aussi la pléthore des adverbes dans une langue où la répétition, l’hyperbole et l’impropriété sont les stigmates de l’ignorant ou de l’étranger. Déplacée   comme l’obstination de cette mamie ashkénaze du film Petite conversation familiale de la regrettée Hélène Lapiower, soutenant face au fiancé italien de sa petite-fille que les pâtes se mangent en effet cuites et non à demi crues. Déplacée donc comme le mauvais goût.

Un petit signe, parmi les premiers échos de lecteurs captivés, m’a permis d’espérer que je n’avais peut-être pas tout à fait échoué à atteindre un certain équilibre dans la traversée, puisque le but du funambule n’est pas topographique mais cinétique. Mon ami l’acteur yiddish Rafael Goldwaser nous a demandé de pouvoir lire quelques extraits du livre de Moïshé au cours d’une présentation de la culture yiddish. Que vas-tu lire d’autre lui ai-je demandé ? « Un peu de Singer, un peu de Manger et un peu de ton père », me répondit-il.

MoisheafnferfMoisheafnferf retouchéJ.-C.LONKA

Qu’est-il, enfin, dans cette aventure traductologique, advenu de la fille de son père ? Il n’est pas anodin d’écrire en tant que traducteur, disons ici de traducteur particulier, les mémoires de son auteur, de l’auteur de ses jours. Double trahison, double fidélité, ce sont des lignes de force aussi, de notre rapport à l’histoire, à notre histoire. Pourquoi double ? Pourquoi ne pas faire simple ? Parce que notre histoire n’est pas seulement un continuum d’événements liés par des chaînes de causalité. Elle est aussi le résultat d’un travail rigoureux et patient d’élaborations, de reconstructions, de représentations. Nourrie par la parole familiale, adossée au récit de mon père, plongée dans mes propres interrogations, j’ai exploré les entrelacs de cette histoire au cours d’un retour sur nos pas en Lituanie, où j’ai avec Michel Grosman réalisé un film, une réflexion sur le yiddish, son flamboiement, son déni, ses destructions, sa persistance. Avoir la chance de réécrire un livre rédigé dans « la langue de son père », c’est pouvoir façonner, ciseler ce tissu de représentations en tentant de rapiécer ce que je suis par ce que nous avons été, et de surjeter fil à fil une étoffe élimée, fripée et déchirée, comme le revers de l’habit de l’endeuillé. Raccommoder, rafistoler, remailler cette histoire m’a permis de saisir le fil qui me relie, non pas dans l’abstrait aux générations qui nous constituent en effet, mais de façon très concrète à Méré-Hayé en particulier, à Tsivie et Aaron en particulier, à Yitshak, à Haye-Dvoyre, à Hassye-Rivke et à Barukh en particulier, afin qu’ils m’habitent sans me hanter. Car tout dans cette traduction a été si particulier.