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Double fidélité et double trahison

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March 20th, 2012

Sur cette page seront mis en ligne peu à peu les différents textes de référence écrits par les auteurs à diverses occasions : lettres ouvertes, publications, articles, débats etc…

 
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Double fidélité et double trahison
Présentation des mémoires Moishé Rozenbaumas, L’Odyssée d’un voleur de Pommes,
La Cause des Livres, 2004.

Ce livre est l’aboutissement d’un long processus d’écritures, d’écritures au pluriel. Comme Moïshé vous l’a dit, il a pris sa plume en 1994. Le texte que je lisais pour la première fois à l’été 1997, à Berkeley, en Californie, était rédigé en yiddish. Il possédait déjà – la division des chapitres en moins – la construction du texte publié aujourd’hui par la Cause des Livres. Et j’y reconnaissais le récit pensé, soupesé et tenu d’un homme qui s’était frotté à l’histoire avec un grand h.
Assez rapidement, j’entrepris une traduction d’une vingtaine de pages du manuscrit qui, tout en paraissant presque acceptable, me mettait mal à l’aise. Quelque chose comme « mon style » y était perceptible. Mon premier élan fut donc interrompu aussi bien par cette inquiétude que par d’autres travaux de traduction. Quand je reviens à cette tâche, vers 1999 ou 2000, Moïshé avait repris sa plume et traduit son propre texte, à sa manière, en l’amendant, et dans un français que j’appellerais ici « la langue de mon père », TATE LOSHN. Je ne reviendrai pas sur les traits distinctifs de ce second original que j’ai tenté de caractériser dans une post-face.
Toujours est-il que j’avais en face de moi non plus un texte mais deux, l’original yiddish et sa traduction par Moïshé. Ma fréquentation du yiddish, sous la férule bienveillante de maîtres exigeants, n’avait que confirmé à mes yeux la canonicité de tout original yiddish. Que dire alors de la canonicité d’un texte écrit par Moishé lui-même en yiddish, auquel je soupçonnais quelque inspiration métaphysique ? Que dire encore de l’écart qui s’était installé entre l’original yiddish et sa déclinaison par l’auteur lui-même, tout inspiré qu’il fût ? Lorsque je me remis au travail, c’est-à-dire à la réécriture de cette translation dans la dite « langue de mon père », le TATE LOSHN, j’étais à la fois consciente des exigences de la fidélité au premier comme au second original – au Premier comme au Second Temple – et accablée par une certaine opacité qui avait au cours du processus de translation rendu le texte plus impénétrable. La « langue de mon père » était désormais une langue cryptée. Et en tant que telle, elle exigeait une interprétation autant qu’une traduction. Comment dès lors, sous la menace d’une double trahison, mettre en œuvre l’impératif d’une double fidélité ?
Je pris le parti, dont j’assume à postériori qu’il s’agit d’un postulat théorique sur cette traduction, sinon sur la traduction en général, de considérer que le travail d’interprétation, conduit en étroite connivence avec Moïshé, assurait la fidélité au texte yiddish. Semaine après semaine, nous avons décousu, retourné et ourlé chaque phrase. J’apprenais au côté de Moïshé le métier de retoucheur, puis de tailleur et peu à peu les rudiments de la haute couture. Aucune tournure, aucune reprise, aucun raccommodage ni stoppage qui ne fût validé dans son sens et son aspect, dans ses finitions, par Moïshé. Comme il l’a écrit, « je savais qu’Isabelle me comprendrait, car s’il le fallait, je pourrais lui expliquer en yiddish ». C’est cette étape interprétative qui à mon sens établissait sur des fondations légitimes la fidélité au texte yiddish original.
Dans ce travail d’écriture, j’avais été attentive à ce que nous faisions au français. J’avais même parfois été troublée de l’exotisme, de la yiddishkayt, voire des barbarismes qui avaient ainsi émaillé la langue. C’est dans une ultime étape réalisée sous l’impulsion amicale et parfois sévère de notre éditrice, Martine Lévy, que je compris que le sel de ce texte et le sens de cette vie avaient besoin de cette impolitesse faite au français. Ainsi, je regrette aujourd’hui d’avoir trahi des générations de coupeurs modélistes immigrés d’Europe de l’Est en ne maintenant pas le mot de « patronage » au prétexte qu’en français, on parle de « patron » pour désigner le modèle réalisé en papier ou en toile, préparant à la coupe définitive d’un vêtement. Seuls contre les sectateurs de Larousse et de Littré, contre le Bon Usage, nos pères et nos grands-pères, façonniers et tailleurs, coupeurs et modélistes, continuaient imperturbablement à dessiner leurs patronages.
Tout comme la transmission exige des formes de trahison, la fidélité implique une certaine impolitesse, et Dieu sait qu’en France autant que dans la langue française, l’élégance de cette impolitesse est un fil sur lequel le traducteur ne se promène pas sans risque. Déplacée aussi la pléthore des adverbes dans une langue où la répétition, l’hyperbole et l’impropriété sont les stigmates de l’ignorant ou de l’étranger. Déplacée comme l’obstination de cette mamie ashkénaze du film Petite conversation familiale de la regrettée Hélène Lapiower, soutenant face au fiancé italien de sa petite-fille que les pâtes se mangent en effet cuites et non à demi crues. Déplacée donc comme le mauvais goût.
Un petit signe, parmi les premiers échos de lecteurs captivés, m’a permis d’espérer que je n’avais peut-être pas tout à fait échoué à atteindre un certain équilibre dans la traversée, puisque le but du funambule n’est pas topographique mais cinétique. Mon ami l’acteur yiddish Rafael Goldwaser nous a demandé de pouvoir lire quelques extraits du livre de Moïshé au cours d’une présentation de la culture yiddish. Que vas-tu lire d’autre lui ai-je demandé ? « Un peu de Singer, un peu de Manger et un peu de ton père », me répondit-il.
Qu’est-il, enfin, dans cette aventure traductologique, advenu de la fille de son père ? Il n’est pas anodin d’écrire en tant que traducteur, disons ici de traducteur particulier, les mémoires de son auteur, de l’auteur de ses jours. Double trahison, double fidélité, ce sont des lignes de force aussi, de notre rapport à l’histoire, à notre histoire. Pourquoi double ? Pourquoi ne pas faire simple ? Parce que notre histoire n’est pas seulement un continuum d’événements liés par des chaînes de causalité. Elle est aussi le résultat d’un travail rigoureux et patient d’élaborations, de reconstructions, de représentations. Nourrie par la parole familiale, adossée au récit de mon père, plongée dans mes propres interrogations, j’ai exploré les entrelacs de cette histoire au cours d’un retour sur nos pas en Lituanie, où j’ai avec Michel Grosman réalisé un film, une réflexion sur le yiddish, son flamboiement, son déni, ses destructions, sa persistance. Avoir la chance de réécrire un livre rédigé dans « la langue de son père », c’est pouvoir façonner, ciseler ce tissu de représentations en tentant de rapiécer ce que je suis par ce que nous avons été, et de surjeter fil à fil une étoffe élimée, fripée et déchirée, comme le revers de l’habit de l’endeuillé. Raccommoder, rafistoler, remailler cette histoire m’a permis de saisir le fil qui me relie, non pas dans l’abstrait aux générations qui nous constituent en effet, mais de façon très concrète à Méré-Hayé en particulier, à Tsivie et Aaron en particulier, à Yitshak, à Haye-Dvoyre, à Hassye-Rivke et à Barukh en particulier, afin qu’ils m’habitent sans me hanter. Car tout dans cette traduction a été si particulier.

 
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À Propos de L’Odyssée d’un voleur de pommes de Moïshe Rozenbaumas
Presentation by Isabelle Rozenbaumas
at la Maison de la Culture Yiddish in Paris
June 2004
Translated from French by Carol Cosman

DOUBLE FIDELITY AND DOUBLE BETRAYAL

This book is the outcome of a long process of writings, writings in the plural. As Moishé told you, he took up his pen in 1994. The text that I read for the first time in the summer of 1997, in Berkeley, California, was written in Yiddish. It already had – at least in its chapter divisions – the shape of the text published today by La Cause des Livres. And I could recognize in it the thought, heft and care of a story told by a man who had taken on history with a capital H.
Rather quickly I undertook a translation of some twenty pages of the manuscript, which, while seeming almost passable, made me uneasy. Something like “my style” was detectable. My first impulse was interrupted, then, as much by this unease as by other translation projects. When I returned to this task, around 1999 or 2000, Moishé had once again taken up his pen and translated his own text in his way, amending it as he went along, and in a French that I shall call here “my father’s tongue,” tate loshen. I will not review the distinctive features of this second original, which I tried to characterize in an afterword.
Now I had before me not one text but two, the original Yiddish and Moishé’s translation. My association with Yiddish, under the benevolent rule of demanding teachers, had only confirmed in my eyes the canonicity of every Yiddish original. What can be said, then, about the canonicity of a text written by Moishé himself in Yiddish, under what I suspected was some metaphysical inspiration? And what can be said about the distance placed between the original Yiddish and its declension by the author himself, inspired as he was? When I went back to work, that is, to the rewriting of this translation in the so-called “father’s tongue,” the tate loshen,” I was at once conscious of the requirements of fidelity to the first and to the second originals – as to the First and the Second Temples – and overwhelmed by a certain opacity that had made the text more impenetrable in the process of translation. The “father’s tongue” was now an encrypted tongue/a coded language. As such, it demanded interpretation as well as translation. How should I then, under threat of a double betrayal, obey the imperative of a double fidelity?
I decided to do it, so I assume after the fact that in principle, in the case of this translation – if not translation in general – I considered that the work of interpretation, with Moishé’s connivance, would assure fidelity to the Yiddish text. Week after week we unstitched, turned and hemmed each line. At Moishé’s side I learned the work of alteration, then of tailoring, and little by little the rudiments of haute couture. The angle and appearance, the finishing touches of every turn, every restitching, every mending and hidden seam were validated by Moishé. As he wrote, “I knew that Isabelle would understand me, for if necessary I could explain it to her in Yiddish.” It was this interpretative stage that to my mind established a legitimate basis for fidelity to the original Yiddish text.
In this work of writing, I had been attentive to what we were doing to the French. I had even sometimes been troubled by the exoticism, by the yiddishkayt, indeed the barbarisms that studded the language. It was in a final stage implemented under the friendly and sometimes strict impetus of our editor, Martine Lévy, that I understood that the salt of this text and the sense of this life required such rude treatment of the French. I still regret having betrayed generations of immigrant garment workers from Eastern Europe by failing to keep the word “patronage” on the pretext that in French we say “patron” to designate the maquette made from paper or sailcloth/cloth in preparation for the definitive cutting of a garment. Alone against the sectarians of Larousse and Littré, against Bon Usage, our fathers and grandfathers, craftsmen and tailors, cutters and designers, calmly continued to design/draw their “patronages.”
Just as transmission demands forms of betrayal, fidelity implies a certain rudeness, and God knows that in France as much as in the French language, the elegance of this rudeness is a high wire onto which the translator steps at some risk. Also out of place is the plethora of adverbs in a language in which repetition, hyperbole and impropriety are the marks of the uneducated or the foreigner. Out of place like the stubbornness of that Ashkenazi grandma, in the film Family Small Talk by the late Hélène Lapiower, who insists to her granddaughter’s Italian fiancé that pasta is in fact eaten cooked and not half-raw. Out of place, then, like bad taste.
One small sign, among the first echoes of captivated readers, allowed me to hope that perhaps I had not entirely failed to attain a certain balance in maneuvering that high wire, since the goal of the tightrope walker is not topographical but kinetic. My friend, the Yiddish actor Rafael Goldwaser, asked to read a few excerpts from Moishé’s book for a presentation of Yiddish culture. What else are you going to read? I asked him. “A littke from Singer, a little from Manger, and a little from your father,” he answered.
What happened, after all, in this translation adventure, to her father’s daughter? It is not insignificant to write as a translator, let us say a particular translator, the memoirs of one’s author, of the author of one’s days. Double betrayal, double fidelity, these are also the lines of force of our relation to history, to our history. Why double? Why not make it simpler? Because our history is not only a continuum of events bound together by chains of causality. It is also the result of the rigorous and patient work of elaborations, of reconstructions, of representations. Nourished by family speech, leaning on my father’s narrative/story, plunged into my own internal questions, I explored the traceries of this history in the course of retracing our steps in Lithuania, where I made a film with Michel Grosman: a reflection on Yiddish, its flamboyance, its denial, its destructions, its persistence. To have the chance to rewrite a book written in “one’s father’s tongue,” is to be able to fashion, to trim this fabric of representations by attempting to piece together what I am from what we were, and to reweave thread by thread a threadbare, torn and crumpled cloth, like the reverse of the ripped mourning garment. Darning, patching, mending this history allowed me to take up the thread that bound me, not in the abstract to earlier generations, but in a very concrete way to Méré-Hayé in particular, to Tsivi and Aaron in particular, to Yitshak, to Haye-Dvoyre, to Hassye-Rivke and to Baruch in particular, so that in the end they inhabit me without haunting me. For everything in this translation was utterly particular.

 
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