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Cher Mr Milosz

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June 7th, 2012

 

Ce texte écrit en 2000 est une lettre ouverte à Ceslaw Milosz, prix Nobel de littérature polonais originaire de Lituanie, à la suite d’une conférence donnée à Vilnius et retranscrite dans la Gazeta Wiborcza. Elle a fait l’objet d’une traduction en polonais dans la revue Midrasz qui sera édité à la suite.

 

Cher Mr Milosz,

C’est avec grand intérêt que nous avons pris connaissance de votre article paru dans la Gazeta Wiborcza et repris dans les colonnes du Courrier International du 14 décembre 2000, N ° 528. Vous y analysez les éléments qui font de Vilnius, l’actuelle capitale de la République de Lituanie, une ville inclassable, riche d’un passé multiculturel très ancien au carrefour des cultures polonaises et juives. Vous remémorez aux Lituaniens les drames du passé qui laissent encore la ville en proie aux fantômes et aux esprits des morts.Vous mettez tout particulièrement en évidence le rôle de Vilnius au début du siècle écoulé, dans sa composante juive litvak et yiddish, au point que vous la comparez avec le bouillonnement de la New-York d’alors.
Or vous finissez ce paragraphe par une phrase qui nous laisse perplexes et mal à l’aise. Nous pensons qu’elle mérite un développement de votre part : « Je pense qu’il est difficile et douloureux d’oublier que Vilnius fut la Jérusalem du nord, mais c’est indispensable si l’on veut que les esprits des morts nous laissent en paix. »
Comment les esprits des morts qui rôdent encore et toujours sur les quelques 250 lieux de massacre collectif où la quasi totalité des populations juives de Lituanie furent exterminées par les Lituaniens eux-mêmes, de la manière la plus implacable et barbare qui soit connue, pourraient-ils jamais nous laisser en paix ?
Comment nous, les vivants, pouvons-nous faire le silence et oublier, alors même que les fosses dans lesquelles les Litvaks européens reposent désormais par centaines de milliers, sont en voie d’abandon et d’oubli. Alors qu’aujourd’hui même, certains, plus nombreux que nous n’osons le croire, tentent de faire disparaître les traces de ce passé comme un fardeau trop lourd à porter ? Les consciences les plus tourmentées sont malheureusement souvent celles des innocents, voire celles des victimes et de leurs descendants. Qui au juste s’agit-il de soulager dans le silence et l’oubli ?
Beaucoup de peuples anciens instituaient des rites domestiques par lesquels ils se conciliaient les mânes de leurs ancêtres et plaçaient leurs actions sous leur protection bienveillante, en supposant une proximité étroite entre ces esprits et la sphère divine. Dans la tradition juive, le pèlerinage sur la tombe d’un parent décédé appelait l’intercession de celui-ci aux moments décisifs de l’existence. Un homme, une femme, ne sont pas nés du néant et ne retournent pas au néant, quand bien même on a effacé jusqu’à la trace la plus infime de leur passage sur cette terre. Il s’inscrivent dans une suite de générations et n’existent que dans la chaîne ininterrompue de celles-ci et, peut-être, au-delà de la dimension historique, dans le temps aboli où toutes les générations se retrouvent et se confondent. S’il venait une époque de la tranquillité au prix de l’oubli, ce serait celle d’une génération qui aurait précisément oublié qu’elle est la dépositaire éphémère et la vigie de ce monde-ci, un chaînon, un maillon, un passeur.
Il nous semble qu’au contraire la pleine lumière doit être faite pour apaiser les âmes errantes des morts et la peine toujours égale des vivants, qu’ils soient Lituaniens, Européens, Juifs et tout simplement humains. La consolation est impossible car l’injustice et le crime n’ont pas relâché leur emprise. La part de la justice paraît encore dérisoire, c’est pourtant la source unique de réparation. C’est précisément en cela que le concept de « crime contre l’humanité » et sa qualification d’imprescriptibilité a réintégré les valeurs propres de l’histoire, de l’éthique et du sacré du moins en Occident.
Il est au contraire indispensable de se remémorer encore et toujours, de générations en générations car le prix sera toujours très lourd à payer de voir comme c’est la cas aujourd’hui de se mettre en œuvre simultanément, à l’est comme à l’ouest, de tragiques révisions historiques dès que les témoins oculaires ont disparu.

Michel Grosman, auteur-réalisateur, et Isabelle Rozenbaumas, traductrice et bibliothécaire.

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