FILLE DE TELZ PASSAGE DE LA MER ROUGE

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April 11th, 2014

À la mémoire bénie de Rosa Portnoi

Une fille de Telz sur les rives de la Mer Rouge

Seder 2014, Brooklyn

La yidene et le rabbin

Quand la dernière survivante des filles de Telz aura disparu, elle emportera avec elle non pas la recette du guefilte fish, mais le tour de main, les heures de labeur, d’évidage, de découpage, de hachage et d’élaboration de la farce :
« Entaillez dans la longueur la carpe ; videz en ayant soin de retirer les ouïes et la bile. Retirez la laitance que vous utilisez pour farcir quelques tronçons. »

Je me souviens parfaitement que ma mère, Rosa de Telz, avait un petit carnet où, au milieu de numéros de téléphone et d’adresses de notre famille aux quatre coins du monde, était consignée ici ou là une recette. Et je suis presque sûre de me souvenir d’avoir vu la recette du gefilte fish et de la tenir pour acquise puisque j’assistais plus d’une fois à l’ensemble de l’opération. Les chiffres des codes postaux et des numéros de téléphone s’opposaient à front renversé au texte noté dans une rapide écriture en yiddish, à la fois ronde et pointue.
Depuis sa mort, au mois d’août, je n’ai pas encore retrouvé le carnet de maman. Il est là quelque part dans les tiroirs où sa vie s’est contractée en lettres pliées, en documents adminitratifs conservés dans des dossiers improvisés et des centaines de paires de bas soigneusement glissées dans des pochettes. Partout, des étiquettes portant sa belle graphie yiddish.
Je me souviens aussi de la carpe vivante sautant dans une bassine, puis dans la baignoire à l’approche de Rosh Hashana ou de Pessakh. C’est le premier Seder sans elle. J’ai l’impression que je ne saurais atteindre l’autre rive, quand bien même depuis de nombreuses années, elle ne guidait plus son peuple lors de la traversée. Son monde s’est réduit à cette présence invisible qui hante mon esprit, qui habite mes pensées, présence faite de milliers d’images, de mots, d’affects, d’impressions et même d’idées qu’elle a instillés en moi et que je n’ai pas eu le temps d’approfondir avec elle. Je n’avais pas conscience qu’elle était porteuse d’une civilisation qui allait s’éteindre, ou du moins, je ne comprenais pas que la sédimentation de son judaïsme valait bien la flamboyance des grands auteurs de la littérature yiddish et la sagesse des rabbins. Je pressentais cependant que la yidene, la ménagère juive, la mère de famille a toujours circulé en équilibriste sur le fil étroit des mitsvoth entre piété et hérésie, parce que comme les rabbins et la littérature yiddish en témoignent, l’application mécanique et sans réflexion des lois de la kashrut peuvent en effet mettre le feu à la maison. Le sens pratique des femmes en charge de ces règles alimentaires au quotidien se heurtait de génération en génération à la question du sens – et même du bon sens – de la plus petite mitsvah, de la plus insignifiante des règles, et à leur manière, les filles de Telz étaient des rigoristes à qui les excès de rigueur répugnaient. Selon maman, il n’y avait pas plus de boucherie non kasher à Telz que d’utilité à rajouter des fioritures à un rituel déjà bien assez complexe.

Maman tenait ce pragmatisme sans fantaisie mais non sans intelligence de son éducation au Gymnasium Yavne de Telz et a toujours manifesté sa réprobation des interprétations qui empoisonnent la vie des gens simples. À coup sûr, les fondateurs de la Yeshivah de Telz, et en particulier Reb Eliézer Gordon, qui avait été dans sa jeunesse un disciple de Reb Israël Salanter, avaient exercé quelque influence sur les directeurs et le corps enseignant du lycée Yavne de filles. Des priorités semblent avoir été fixées et elles ne concernaient pas la séparation exagéré de l’ivraie et du bon grain, je veux dire du khomets et du kosher le-pessakh – souci qui se serait manifesté puissament chez une ménagère maniaque – mais consistait à discerner le juste de l’injuste, l’homme dans le besoin des arrogants et des puissants, à porter secours aux malades et aux nécessiteux, à manifester sa compassion aux affligés. Ce n’est pas chez Marx que j’ai appris à me sentir solidaire des démunis. Voyant un jour à la télévision des ultra-religieux jeter des pierres sur des voitures passant le Shabbath dans un quartier de Jérusalem, elle a laissé tomber son verdict sans complaisance: «Il n’y a pas assez de malades à aller voir le Shabbath ?»

Monsieur Manischewitz

Cette passion de la séparation, de la règle de l’enquiquinement maximum a conduit certains rabbins de Brooklyn à décréter … que la matza serait proscrite à Pessah (je décode : elle pourrait contenir du khamets, des éléments fermentés et qui lèvent), et serait autorisée uniquement pour célébrer le Seder – sous sa forme bien entendu de Shmurah matza, dont le grain de blé dans le champ, la farine dans le moulin, la préparation et la cuisson qui ne doivent pas excéder dix-huit minutes et sont surveillés, à chaque étape de l’opération, par une chaîne de gardiens inspectant la moindre possibilité d’humidité et de fermentation, autant dire une armée qui nous protège de toutes les calamités prêtes à s’abattre sur la tête du peuple juif. Chargé de ce précieux fardeau, il est vrai que Moïse a été bien avisé de faire traverser la Mer Rouge à son peuple à pied sec.
Je ne connaissais pas encore cette dernière information quand j’ai appris que l’inventeur de la matza « industrielle », , Rabbi Dov Ber Manischewitz, était un Litvak disciple du rabbin légèrement dissident, fondateur du mouvement d’éthique du Mussar, Israël Salanter :

Reb

En popularisant cette matza hautement transportable et pratique, il a non seulement libéré la ménagère et sa famille de problèmes de stockage compliqués, mais il a aussi privé les rabbins les plus pointilleux d’un certain nombre de questions byzantines, pour ne pas dire talmudiques, en accompagnant l’entrée du peuple juif dans les temps modernes, que, pour ne pas évoquer des associations plus douloureuses, je qualifierai simplement ici d’époque de production de masse.

Les courses à Boro Park

Cette photographie des courses à Boro Park, prise à bonne distance pour n’offenser personne, est bien en-dessous de la vérité, mais elle dit un peu le développement du marché de la kashrout qui était demeuré pendant des siècles une pratique certes communautaire, qui avait son économie, ses taxes et son marché, mais sur laquelle régnait essentiellement une logique pratique, des enjeux d’obédience, un mode artisanal.

Gefilte fish, la Mer Rouge sinue au milieu de la cuisine

Or donc, en cette première année sans maman, la distance qui me sépare de cet événement fondateur qui nous fait franchir la Mer Rouge, passer quarante ans dans le désert, vivre de la mane divine, et surtout recevoir la Torah avec toutes les générations, c-h-a-q-u-e g-é-n-é-r-a-t-i-o-n passée, présente et à venir, réunies au Sinaï (bon, vous avez lu et lirez chaque année tout cela dans la Haggadah), j’ai l’impression que je ne vais pas y arriver. M’écrouler sur le chemin.
Je me dis pourtant que par le passé, des milliers de femmes ont ressenti cette même lassitude, angoisse, peur, non pas à l’idée de la tâche à abattre, mais parce que leur cerveau d’humain leur disait que la séparation parfaite entre le khamets et le kosher le-pessakh est impossible dans une seule et même cuisine, et que Dieu ne pouvait pas avoir conçu toutes ces lois pour les nantis qui se vantaient d’en avoir trois, une milkhik, une fleyshik et une peyssardik.

Pratiquement, c’est-à-dire du point de vue de celui ou celle qui est au fourneau, les préparatifs culinaires du Seder ont forcément lieu au moins un jour avant, ce qui est prévu par les lois alimentaires, mais souvent bien en amont pour tout ce qui peut être conservé soit conditionné, soit cuisiné, soit prêt à l’être.

Armée de ma raison, de ma fidélité et de mes ustensiles de cuisine d-e-p-e-s-s-a-k-h, il a été nécessaire de nettoyer, dégager, réserver, créer un espace, des espaces destinés accueillir les opérations culinaires permettant de remplir le congélateur du mets le plus long et le plus compliqué à préparer du festin de Pessakh. Forcément, il y a un moment où, si l’on veut prendre un peu d’avance, il faut faire passer la Mer Rouge au milieu de la cuisine.
C’est par cette aventure gastronomique et religieuse que ma mère Rosa Portnoi a repris possession de moi et que je me suis soumise à sa loi tout en y mettant la mauvaise volonté critique qui est ma marque de fabrique Litvak. Au grand dam de mes amies plus disciplinées et qui prennent les prescriptions au pied de la lettre – mais où se trouve le pied d’une lettre ? – une partie de ma cuisine est déjà kosher lepeyssekh, avec une pincée d’hérésie mais là n’est pas la trahison. Celle-ci est d’ordre gastronomique et culinaire. Cette année, nous avons trouvé un poissonnier propre à Boro Park qui vend de la carpe et du brochet hachés, et qui ne me regarde pasavec des yeux exhorbités – des yeux de merlan frit – lorsque je m’adresse à lui en yiddish. Car une femme sans perruque qui vous parle en yiddish, dans un quartier religieux, c’est un peu suspect. Cela ne viendrait pas à l’esprit sain d’un orthodoxe que vous pratiquez votre langue maternelle, c’est-à-dire que vous vous livrez non à la débauche, mais à un exercice linguistique et spirituel.

Conséquence en termes culinaires du choix de la simplification pour cette année : pas de court-bouillon à base de tête de carpe, l’eau de cuisson se devra d’être la plus courte et concentrée possible pour laisser une chance au bouillon de prendre en gelée. En terme programmatique, le congélateur doit avoir été nettoyé car je cuisine le même jour et je congèle. Pour ce qui est de la tradition, je suis un peu comme le mystique de cette histoire hassidique qui ne connaît plus la prière, mais qui sait encore l’endroit dans la forêt où le Rabbi allait s’adresser à Dieu. Avant d’arriver au stade de la cuisson, je réalise «à tel point» – selon une expression maternelle – j’ai été formée à avoir un rapport personnel à Dieu, à la religion, à la probité et à l’engagement dans l’action – qui est le principe même de toute mitsva.

Fidélité et tradition : la casserole de trop

Premier essai modeste d’une boulette de gefilte fish – carpe et brochet – pour vérifier l’assaisonnement. Un peu fort sur le poivre, je peux rajouter du matze mel …
Cependant, le tracé de la Mer Rouge qui sinue à travers le Sinaï de ma cuisine entre khomets et peyssakhdik aurait de quoi désorienter ceux qui pensent que la mitsva est un acte d’obéissance aveugle situé ailleurs que dans la transmission, la spiritualité et le goût des mystiques pour l’aventure religieuse.

On est passé aux choses sérieuses. Si vous ne voulez pas ruiner vos boulettes en les écrasant, envisagez de cuire trois ou quatre casseroles, car moins on ajoute d’œufs et de farine de matza, plus la boulette est friable. comme le disait ma bobe de mémoire bénie : oy kh’ob ongekokht an iberikn top ! J’ai cuisiné une casserole de trop.
Parfois, dans la précipitation, l’improvisation d’un moment d’inspiration ou même l’absence momentanée du souvenir précis au moment nécessaire, des innovations peuvent se produire. Cette année, l’oignon était si beau dans sa robe cuivrée que j’en ai oublié de le peler avant de lui planter des clous de girofle dans le cou comme à l’acoutumée. Comme si ça ne suffisait pas, ma main s’est emparée, sans que mon cerveau géographique fasse objection, et avant que l’Ashkénaze en moi se rebelle, d’une branche de thym. Dieu merci, je n’ai pas été saisie de panique en voyant la teinte sombre inhabituelle de mon court-bouillon parce que le fumet avait déjà envahi mon nez et produit les effets calmant et cauthérisant du thym. Dayenu.

L’appareil augmente comme par miracle au lieu de se réduire alors qu’une casserole a déjà livré ses secrets. Dans la dernière partie de la farce, j’ajoute des amandes éfilées
à la mémoire de ma belle-mère bien-aimée Monique Biezunski qui tenait la recette de sa propre belle-mère, Rose, la maman de Georges Biezunski. Ils sont tous réunis dans ma cuisine avec la tablée de cousins et de cousines, de tantes et d’oncles, de parents et d’amis réunis à Chaville pour un Seder ouvert, dynamique, pas pointilleux pour un sou, mais inoubliable pour chacun de ses participants. Maman, qui avait pourtant un sens critique bien aiguisé, n’a jamais émis la moindre objection à aucune des innovations ou des originalités de ce Seder joyeux. Même les boulettes un tantinet sucrées de ma belle-mère pour qui elle avait estime et respect, et l’introduction illégale d’amandes, trouvaient grâce à ses yeux.

Un soin spécial a été apporté en formant chacune de ces boulettes de la deuxième casserole. Elles sont destinées au plat qui sera servi lors du premier Seder. C’est la recette avec les amandes éfilées transmise par Monique qui la tenait de Rose Biezunski. De belles-mères en belles-filles. Oui, bien sûr que je vais congeler. J’hésite pour les carottes cependant. Une mère, une belle-mère, un conseil. Ici, aux Etats-Unis, mes amis – parfois orthodoxes – ont recours à des préparations congelées (semi-)industrielles dont je me demande si elles ont été préparées dans des cuisines (semi-)industrielles totalement séparées et débarrassées de tout khamets, et quand.

Le peuple invisible

Cette troisième et dernière casserole a donné lieu à ce dialogue sur Facebook, entre Bat kama at et Yelena Shmulenson, une actrice du théâtre yiddish de New York, et une femme d’esprit:

Mitn dritn top, der iberiker, bin ikh ba der bobe mere-khaye z’l’ an emes eynikl.
Avec cette casserole de trop, j’ai rendu hommage à ma bobe de mémoire bénie (oy kh’ob ongekokht an iberikn top !)
Yelena Shmulenson : vifl menshn veln kumen? di gantse armey, zeyt oys.
Tu as combien d’invités ? Une armée, ditait-on.
Bat Kama At : Yelena Shmulenson, a kluge froy vos heylt mit verter hot mir a mol gezogt as der gantser folk shteyt mit mir. Un ikh – narele – hob zi gegleybt.
Une femme intelligente qui guérit avec des mots m’a dit autrefois que tout le peuple se tenait à mes côtés (elle voulait dire en permanence). Et moi, sotte, je l’ai crue.

der iberiker top

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