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Les jeunes filles et la centrale nucléaire

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June 7th, 2012

Ce texte écrit au début 2002 est à la base du travail entrepris par les auteurs
– dans une première séquence par la réalisation du film NEMT,
– dans un second temps autour de la création de ce site sur les 500 jeunes filles

 

LES JEUNES FILLES ET LA CENTRALE NUCLEAIRE

La charte de l’Union européenne, proclamée à Nice à la fin de la présidence française, se veut un socle des valeurs communes de l’Union. Ce texte doit en principe servir de base à l’intégration des nouvelles démocraties issues du bloc soviétique.

Or dans son premier chapitre, article 1 relatif à la dignité humaine, et article 3 relatif au droit à l’intégrité de la personne, rien n’est dit du droit des millions de morts massacrés sur le territoire européen à disposer d’une sépulture digne de ce nom, qui permette le recueillement, le souvenir et le respect des vivants. En outre, aucune référence n’est faite aux deux types de devoirs inséparables l’un de l’autre, le devoir d’histoire et le devoir de mémoire qui sont dus à la fois aux morts et aux vivants.

Aujourd’hui encore ces droits et ces devoirs ne sont pas respectés sur le sol européen. Un des enjeux majeurs est d’inscrire désormais le respect de la mémoire des génocides au rang des exigences de la démocratie, sous peine de voir à nouveau la violence déchaînée d’un racisme déculpabilisé.

Les jeunes filles et la centrale nucléaire

La Lituanie figure sur la liste des pays de la deuxième vague candidats à l’intégration dans l’Union Européenne. Une des conditions majeures qui lui sont posées pour accéder au statut de pays membre est l’obligation de démantèlement de la centrale nucléaire de Ignaligna, jumelle de celle de Tchernobyl. L’U. E. prévoit d’accorder au gouvernement lituanien un total de 150 millions d’Euros d’ici 2006, pour démonter la centrale. Il s’agit de débarrasser l’Europe de certaines vieilleries nucléaires. Les Lituaniens se considèrent au premier chef comme des victimes de 50 ans de domination soviétique et il est vrai, qu’en ce qui concerne son équipement nucléaire, le pays ne saurait faire face seul à une remise aux normes selon les critères occidentaux. Les textes qui fixent les processus d’adhésion à l’Union évoquent aussi des critères politiques : respect des droits de l’homme, respect du droit des minorités, etc. La mémoire des génocides ne figure pas au rang des exigences qui définissent à ce jour une nation démocratique européenne. Or, en son absence, un autre type de pollution s’installe : la pollution morale.

Ravaler Vilnius: digérer la Wilno polonaise, évacuer la Vilna russe, recouvrir la Vilné yiddish

Des fonds de la Banque mondiale sous l’égide de l’Unesco sont investis dans la reconstruction du patrimoine architectural de la capitale. On constate dans Vilnius une frénésie de restauration. Il n’est pas une rue du centre de la ville qui ne soit semée d’échafaudages et de tranchées. En réalité, le centre ville est à l’heure actuelle un immense chantier.
Entre les deux guerres, Wilno retourne dans le giron polonais. La population lituanienne y est extrêmement minoritaire, comme elle le fut au fil de son histoire. C’est la provinciale Kaunas qui devient alors capitale de la Lituanie. Tour à tour, lituanienne, polonaise, russe, et peuplée de longue date d’une dense population juive, Vilnius a toujours été une ville cosmopolite. Le grand ravalement qu’elle connaît aujourd’hui met en exergue sa lituanité, ramenant à la surface la gloire du vaste Grand-Duché de Lituanie (12e-14e siècle), naturalisant sans nuance les églises et l’Université, héritages de la période lituano-polonaise, réglant ses comptes avec le passé russe honni, impérial aussi bien que soviétique, et effaçant inexorablement les derniers signes d’une vie juive flamboyante qui avait conféré à la ville le nom de «Jérusalem de Lituanie». Là encore les Lituaniens ont beau jeu d’avancer que les Soviétiques ont impitoyablement détruit les vestiges des derniers édifices religieux juifs de la ville subsistant au lendemain de la guerre, rasant synagogues et cimetières comme ils ont réformé les autres lieux de culte. Toujours est-il qu’il ne manque pas une église à la ville, tandis que des 140 synagogues qu’elle comptait après la Première Guerre mondiale, une seule subsiste. On entend souvent de la bouche des survivants juifs que si les nazis et – selon une formule convenue – leurs collaborateurs lituaniens ont perpétré un génocide, les Soviétiques ont commis un génocide culturel.

Ravaler les cadavres

La civilisation juive de Lituanie, riche de sept siècles d’histoire, véritable phare religieux, culturel et politique du judaïsme ashkénaze, a été effacée de la terre en quelques mois meurtriers. Des 250 000 Juifs de Lituanie (Vilna comprise), 22 000 ont survécu, dont tout au plus 8 000 sur le sol lituanien, la majorité des survivants ayant fuit vers l’U.R.S.S. dans les premiers jours de l’invasion nazie. Entre l’attaque allemande du 21 juin 1941 et le mois de décembre, les massacres ont été perpétrés avec une brutalité sans égale en Europe par les milices lituaniennes, formées des membres de l’ex-5e colonne allemande (Front activiste lituanien) et d’une partie de la population. Les témoignages font systématiquement état de la participation de Lituaniens (1) . Plus de quarante communautés ont été assaillies avant l’arrivée des troupes allemandes. Après le début de l’occupation, les tueries ont souvent été laissées aux mains des collaborateurs locaux, les Ypatinga burys (Sonderkommando de Vilnius) et le 12e bataillon de police auxiliaire lituanien qui a continué son œuvre destructrice en participant à la Solution finale dans toute la Biélorussie, ainsi que les commandos lettons sont responsables du meurtre de dixaines de milliers de Juifs. Selon un schéma qui a connu peu de variation, la population juive des bourgades était parquée ; les hommes, séparés des femmes et des enfants, entraînés dans les forêts environnantes, creusaient d’immenses fosses au bord desquelles ils étaient abattus. Peu de temps après, les femmes et les enfants subissaient le même sort. Dans les villes plus importantes, comme Vilna ou Kovno (Kaunas), les Juifs, enfermés dans des ghettos, étaient affamés, soumis à toutes sortes d’humiliations et de violences, puis menés par milliers sur leur lieu d’extermination. La lecture des témoignages rendant compte des cruautés commises au cours des rafles, des transports et des massacres d’enfants est insoutenable. De très jeunes enfants et des nourrissons inscrits sur les registres de conversions des paroisses ont pu survivre grâce au courage d’un prêtre ou d’une famille lituanienne.
A ce jour, les historiens ont répertorié 200 lieux de massacres de masse sur ce territoire. Des chercheurs, et notamment le réalisateur Saulius Berzinis, directeur depuis 1992 du Holocaust Archives in Lithuania, ont récemment découvert plus de 40 nouveaux lieux et supposent qu’il en existe d’autres. Les Archives possèdent de nombreux témoignages oraux de survivants, de justes, mais aussi de criminels. Partout où elle a pu le faire, la communauté juive locale a édifié de modestes mémoriaux à côté des monuments que les Soviétiques ont érigés aux «citoyens soviétiques victimes des fascistes hitlériens» en occultant l’identité des victimes juives exterminées comme telles. Les témoins directs se font bien évidemment rares, quand bien même de nouveaux témoignages surviennent encore, dévoilant des pans méconnus de la réalité. Le décompte du temps qui conduit à l’oubli définitif est-il désormais en marche ?

(1) Les documents allemands publiés en 1949 par le CDJC le montraient déjà amplement : La Persécution des Juifs dans les pays de l’Est présentée à Nuremberg, Recueil de documents publiés sous la direction de Henri Monneray CDJC, Série « documents » n° 5, Editions du Centre, Paris 1949 ; le fait est confirmé par Le Livre Noir, Textes et témoignages, réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grosman, Solin, Actes Sud, 1995. Dans le même sens, les articles publiés par Efraim Zuroff, directeur du bureau israélien du Centre Simon Wiesenthal, entre 1990 et aujourd’hui, sont fondamentaux pour les sources d’archives qu’il cite, notamment :
« Whitewashing the Holocaust : Lithuania and the Rehabilitation of History », Tikkun, vol. 7 n°1 (janvier-février 1992), pp. 43-46 ; « The Memory of Murder and the Murder of Memory », Atminties Dienos ; The Days of Memory, Vilnius, 1995, pp.391-395 ; « The Failure to Prosecute Nazi War Criminals in Lithuania, Latvia and Estonia 1991-1998 », Anti-semitism Research, vol II, n°1 (été 1998), pp. 5-10 ; et en hébreu : « Al yakhsei Yehudim ve-Lita’im » (Sur les relations entre Juifs et Lituaniens), Nativ, novembre 1991, pp. 48-53.

Ravaler la mémoire

Il existe une dizaine de lieux de massacre dans le district de Telsiai (Telz), bourgade de 8000 habitants, avant-guerre, dont 3500 étaient juifs. Après l’arrivée des Allemands, la population juive, arrachée à ses foyers, est parquée à Rainai. Là sont assassinés les hommes et les jeunes gens. Les femmes, qui ont assisté aux atrocités, sont ensuite enfermées dans des baraquements à Gerulai où elles sont exterminées avec leurs enfants entre le 1er et le 15 septembre 1941. A Rainai et Gerulai reposent 7000 et 4000 victimes. Le tumulus sous lequel reposent les femmes mesure120 mètres de longueur. Emprisonnées dans des bâtiments, elles ont été battues et torturées avant d’être mises à mort. Les jeunes filles connurent un sort s’il est possible plus cruel. Cinq cents d’entre elles furent sélectionnées et gardées vivantes quelques mois pour servir les besoins des tortionnaires, avant d’être sacrifiées dans un sous-bois. Un bloc de granit posé à leur mémoire en 1999 par M. R. Genys, président de la communauté juive de Telsiai (3 membres vivants), a cette année disparu, dévoré par les hautes herbes ou volé comme le sont de nombreuses pierres tombales juives en Lituanie. Le chemin qui conduit au monument fantôme était impraticable cet été. Après une recherche désespérée, R. Genys a fait retracer le sentier à ses frais sans retrouver la stèle à la mémoire des jeunes filles. Les autorités locales, confrontées à des demandes d’aide, opposent à peu d’exception près leur manque de moyens. Pourtant à Telsiai, à 500 mètres du site où les jeunes filles ont été tuées, ont été plantés 68 arbres pour commémorer nommément les héros lituaniens de la lutte anti-soviétique, liquidés par le NKVD avant la retraite de l’Armée rouge, en juin 1941 – un bon nombre d’entre eux étaient notoirement des membres des milices pro-nazies. En face, on a édifié en leur mémoire une chapelle. Les Lituaniens multiplient ces hommages aux combattants nationalistes sans trop se préoccuper de savoir s’il s’agit de collaborateurs des nazis ou non. Telsiai est un cas moyen en Lituanie. À ce jour, aucun des procès intentés pour génocide à des criminels lituaniens n’a été mené à son terme.
Ainsi s’opère au grand jour la reconstruction d’une mémoire collective, épurée, vierge de toute responsabilité, en conformité avec l’image que le peuple lituanien d’aujourd’hui se fait de son passé de victime aux prises avec ses envahisseurs – les Soviétiques étant les derniers en date. Depuis que les frontières du pays sont ouvertes, la présence des multiples charniers juifs pose question. Les manuels scolaires, les médias, les ouvrages historiques sous-évaluent systématiquement le rôle déterminant des Lituaniens dans la destruction des Juifs et de leur culture. Une thèse, relayée par les instances officielles, veut que les Lituaniens se soient vengés sur les Juifs de leur participation au pouvoir communiste durant le pacte germano-soviétique. Les Juifs ont tout autant que les Lituaniens été déportés et persécutés par les Russes. Un système d’explication qui tend délibérément vers la justification prétendrait-il rendre acceptable le massacre des femmes, des enfants et des vieillards ?
Dès lors que la réalité ne peut être regardée en face, un processus d’oubli et de révisionnisme à grande échelle s’installe. Si rien n’est fait pour éveiller les consciences, la Lituanie pourrait intégrer l’Europe dans une situation morale plus dramatique que celle que connaît l’Autriche aujourd’hui. En Europe occidentale, la société civile, relayée par les pouvoirs politiques, consciente de la disparition proche des témoins directs, fait pression pour ériger des mémoriaux, des sanctuaires, des musées (Paris, Berlin, Washington) à grands renforts médiatiques. La France a reconnu tardivement sous l’actuelle mandature la responsabilité de l’Etat français dans la collaboration de Vichy au régime nazi. Des plaques commémoratives sont posées. Dans des écoles parisiennes sont désormais inscrits les noms des enfants juifs déportés, arrêtés, internés, et transportés par la police et l’administration françaises. Mais qu’en sera-t-il des «sépultures» perdues, arrachées ou recouvertes des territoires d’Europe centrale et orientale ? Elles sont constitutives de notre mémoire, en perdre la trace serait non seulement entailler le tissu de civilisation qui drape symboliquement la mort, mais aussi, laisser s’effacer les pages de notre histoire.
La société lituanienne ne semble pas en mesure de réaliser à l’heure actuelle ce nécessaire travail tant le chantier est vaste et tant les priorités présentes sont d’une autre nature, essentiellement économique. De toute évidence, la majorité des citoyens lituaniens ne tient guère à évoquer cette question. Qu’en est-il des instances éducatives, religieuses, et politiques ? Le poids de ce passé ne concerne pas le seul débat de politique intérieure de Lituanie et des pays d’Europe orientale. A l’heure de l’élargissement, il interroge l’avenir de l’Europe comme ses fondations.

Michel Grosman, auteur-réalisateur, et Isabelle Rozenbaumas, traductrice et réalisatrice.

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